Pascal Roggero, professeur des Universités en sociologie à l’Université Toulouse Capitole est l’initiateur et le président de l’Université Populaire Edgar Morin pour la Métamorphose. Quelle est votre définition de la métamorphose ?A l’image de la chenille qui se mue en un magnifique papillon, le mot métamorphose signifie un changement radical de forme, une transformation profonde. Pour les sociétés humaines, il s’agit d’un processus de modification en profondeur de leur structure, de leur dynamique et de leur orientation générale. On sait les menaces qui pèsent sur la biosphère et donc sur l’humanité dont l’activité a induit un dépassement de 6 limites planétaires sur 9, le réchauffement climatique n’étant que l’une d’entre elles. Face à cette situation inédite et cette évolution insoutenable, il y a, dans les populations, notamment occidentales, des aspirations de plus en plus fréquentes au changement. En témoigne la fortune des termes de transition et de bifurcation dans le vocabulaire contemporain. Alors pourquoi préférer le mot métamorphose ? Avec la transition, c’est la continuité avec l’existant qui l’emporte. Je perçois ce terme comme trop déterministe et conservateur. Il réduit les possibles à l’attendu, s’avère souvent abusivement optimiste et n’est pas à la hauteur d’enjeux beaucoup plus exigeants. Quant à la bifurcation, le concept est plus intéressant. Il vient de l’étude de la dynamique des systèmes non-linéaires d’Ilya Prigogine qui admet l’imprévisibilité. Cependant, le terme peut apparaître un peu froid, par trop technique. L’intérêt du mot métamorphose réside à la fois dans sa réelle charge poétique, mais aussi dans son enracinement dans le vivant. Il ouvre plus sur l’imagination, l’extension du champ des possibles tout en soulignant l’ampleur et la profondeur des changements à opérer. « Mieux vaut penser le changement que changer le pansement » aimait à dire l’humoriste Pierre Dac. Pour reprendre l’image, avec la métamorphose on pense le changement tandis qu’avec la transition on change le pansement. Cependant, la métamorphose n’est pas univoque, elle peut prendre des orientations diverses. Celle dont nous parlons s’inspire de la pensée complexe. Quel est le rôle de la pensée complexe dans la métamorphose ?Peut-être devrais-je commencer par évoquer ce qu’est la pensée complexe. Ce concept a été introduit par Edgar Morin en 1982 dans son ouvrage Science avec conscience. Mais en quoi consiste-t-il exactement ? Pour le dire vite, il s’agit du corpus élaboré par Morin dans son ouvrage princeps La Méthode qui compte six volumes, représente près de 2000 pages, un livre-monde publié entre 1977 et 2004, soit près de trente ans. C’est dire l’ampleur du projet. Morin synthétise la pensée complexe dans une phrase de sa belle introduction à la réédition de 2008 de La Méthode dans la collection Opus aux éditions du Seuil. Il écrit : « Nous avons besoin d’une méthode de pensée qui traduise la complexité du réel, reconnaisse l’existence des êtres et reconnaisse le mystère des choses ». On insiste souvent sur « traduire la complexité du réel », mais pour bien connaître Edgar Morin, je peux dire qu’à ses yeux la reconnaissance des êtres et l’approche du mystère des choses ont la même importance. Disons quelques mots sur chacune de ces trois propositions. Comment traduire la complexité du réel ? Si nous avons du mal à le faire, c’est qu’en Occident, a été développé un mode de pensée de nature analytique consistant à expliquer les phénomènes en les décomposant en éléments simples (l’atome signifie ce qui ne peut pas être découpé). Cette approche réductionniste, bien que pertinente pour étudier la matière, est moins adaptée au vivant et au social. Ce paradigme est devenu dominant avec l’avènement de la physique classique du 17e siècle, celle de Newton et s’est renforcé au cours de la modernité socio-économique et technique du 19e siècle. La pensée complexe critique cette réduction des phénomènes à leurs composants qui ignore ou sous-estime les relations entre eux. Elle s’oppose aussi au scientisme qui prétend que la science détient l’exclusivité de la connaissance. Morin ne suggère pas de rejeter l’analytique ou ce qu’il nomme le paradigme de la simplification-disjonction, qui a son utilité. Il prône plutôt l’adoption d’une pensée qui, en s’écartant de l’analytique, saisit mieux la complexité du réel en mettant l’accent sur les relations, favorisant une approche globalisante et systémique. Inspiré par la pensée systémique qu’il découvre aux États-Unis à la fin des années 60, Morin l’intègre et la dépasse. Au-delà de la complexité du réel, cette pensée intègre l’incertitude, l’ambiguïté et les contradictions comme éléments fondamentaux de notre expérience, rejetant l’idée que l’on pourrait tout simplifier sans conséquence. Non, il est des domaines où la simplification abusive conduit à la barbarie. Traduire la complexité du réel est donc un enjeu cognitif, mais aussi politique et éthique. On retrouve cette préoccupation dans la reconnaissance des êtres. En effet, les sciences, y compris les sciences sociales, se font sans considérer les êtres en laissant cette question à la philosophie. La profonde originalité de Morin réside dans cette volonté d’inscrire la question du sujet, de l’existence et de l’être au cœur d’une démarche qui s’inscrit dans la science. Et ça change beaucoup de choses. Cela le conduit enfin à approcher le mystère des choses. Loin de l’ambition scientiste, il y a dans le monde un mystère irréductible qu’il nous faut accepter. Cela participe du tragique de notre condition humaine que seule la chaleur de l’amour, de l’amitié et de la reliance nous permet de surmonter et de sublimer. Comment ces concepts se traduisent-ils dans le cadre de l’Université Populaire Edgar Morin pour la Métamorphose (UPEMM) ?D’abord je voudrais dire que si j’ai eu l’idée de créer l’UPEMM et obtenu le soutien d’Edgar Morin, Cathy Dupuy, Georges Dhers et Michaël Garrigues ont participé activement à sa création. Nous constituons l’équipe des fondateurs. Pour revenir à votre question, si l’UPEMM a été lancée le 24 juin dernier elle n’a véritablement pris son envol qu’en octobre. Il s’agit donc des tout premiers mois de cette aventure. Lors du lancement réussi de l’UPEMM (600 personnes inscrites, 300 suivants en streaming) nous avons été encouragés l’enthousiasme des participants qui disaient être intéressés par la pensée complexe sans toutefois bien la connaître. Notre première réponse a donc été de mettre sur pied un cycle de formation dédié à la pensée complexe assuré par Jean-Yves Rossignol et moi-même, qui a déjà proposé quatre sessions de formation et qui se poursuit sur une base mensuelle. Nous sommes cependant conscients que la connaissance approfondie de la pensée complexe ne garantit pas en soi la capacité de la mettre en pratique de manière concrète. C’est là que l’ambition de la métamorphose entre en jeu. Sous l’impulsion de Georges Dhers, nous avons formé des groupes de recherche-action. Ces groupes ont pour mission de réfléchir, en s’appuyant sur la pensée complexe, à des thématiques spécifiques, avec pour but ultime de concrétiser des projets incarnant l’ambition métamorphique, une ambition informée et enrichie par la pensée complexe. Sommes-nous parvenus à nos fins ? Je dirais que non, pas encore. Mais nous commençons à voir les prémices de quelque chose d’encourageant. Premièrement, une communauté est en train de se former. Des personnes se rencontrent, échangent et partagent leur satisfaction de se retrouver, ce qui est déjà un progrès considérable dans une société où les relations s’appauvrissent. Ces échanges tentent d’intégrer la pensée complexe, et même si cela présente des difficultés, c’est exactement la raison d’être de notre initiative. Nous sommes là pour stimuler, pour être ce « poil à gratter ». Je suis confiant qu’au cours des prochains mois, nous assisterons à une cristallisation de ces efforts, qui non seulement mettront en œuvre la pensée complexe, mais aussi, et surtout, contribueront à faire évoluer les choses en direction de la métamorphose que nous souhaitons. Qui fréquente l’UPEMM ?Notre public est représentatif du milieu associatif classique. En termes de genre, nous observons un équilibre, avec une moyenne d’âge de 52 ans. Nos participants sont généralement issus de la classe moyenne supérieure, avec un niveau d’éducation élevé et un capital culturel conséquent. Cette situation ne nous satisfait pas, car nous aspirons à une dimension plus populaire pour notre initiative. Nous sommes hébergés par l’Université Toulouse-Capitole, qui nous offre l’accès à un amphithéâtre et à des salles pour nos groupes de recherche-action. Je suis personnellement reconnaissant envers mon université d’appartenance, et particulièrement envers son président, Hugues Kenfack, qui a rendu cela possible. Cependant, nous sommes conscients que le cadre universitaire peut être intimidant pour ceux qui n’y ont pas accès ou qui ont eu des expériences académiques difficiles. Mais l’obstacle n’est pas uniquement institutionnel, il est aussi structurel et profondément ancré. La difficulté réside dans la capacité des personnes à s’engager dans la réflexion et la projection lorsqu’elles sont accaparées par les nécessités quotidiennes. Ce qui peut sembler superflu ou lointain pour elles est en réalité un défi important à relever. Il est essentiel que nous nous efforcions d’atteindre plus les jeunes en collaborant plus avec des institutions qui s’occupent de cette tranche d’âge. Toucher un public plus jeune et plus diversifié socialement est un objectif majeur, qui constituerait en lui-même une forme de métamorphose et nous permettrait de réaliser notre ambition populaire. Avez-vous des partenariats avec des entreprises ou des associations ?Pour le moment, notre initiative repose sur l’engagement de particuliers, bien que nous ne fermions pas du tout la porte à la collaboration avec d’autres entités. Nous sommes prudents, souhaitant éviter toute récupération qui détournerait notre projet de ses objectifs premiers. Mais il est clair qu’un élargissement est envisagé. Nous avons déjà établi quelques partenariats, bien que ceux-ci ne soient pas encore formels et relèvent davantage de liens individuels que d’accords institutionnels. À l’avenir, nous aspirons à plus de coopérations, en intégrant à notre démarche diverses organisations, qu’il s’agisse d’autres associations, d’institutions ou, peut-être, d’entreprises, à condition que ces partenaires respectent nos valeurs. Nous sommes conscients des potentialités permises par une telle ouverture que déjà quelques projets initient. Comment se déroulent les sessions des groupes de recherche-action ?Les groupes de recherche-action s’auto-organisent autour de thématiques définies par les questionnaires remplis lors du lancement : éducation, santé, environnement, territoires, problématiques sociétales, imaginer les futurs et, de manière plus transversale, pensée complexe. Si elles apparaissent par trop sectorielles, il est bien évident que la pensée complexe conduit à les envisager dans les interdépendances respectives. La dynamique débute avec les personnes attirées par ces sujets. Nous nous inspirons des méthodologies de petits groupes développées par Georges Dhers, favorisant une connaissance mutuelle approfondie. C’est un préalable essentiel, et nous accordons du temps à cette phase d’interconnaissance, où chacun partage ce qui le touche et le fait agir. Après cet échange initial, la thématique est explorée plus avant, la phase de construction d’une vision commune s’élabore, où la complexité émerge au fur et à mesure que les participants mettent en relation les différents domaines. D’ailleurs si chacun des groupes définit sa propre orientation, tous les groupes seront amenés à interagir ensemble lors de journées dédiées afin de travailler leurs liens. L’objectif est d’atteindre une véritable auto-organisation, où le processus lui-même mène à la formation de groupes projet. En effet, nous aspirons à ce que chaque groupe thématique débouche sur un projet concret et applicable, mais l’étape préliminaire de connexion et de partage prenant du temps nous n’en sommes pas encore là. La pensée complexe, sujet de débat et d’échange, enrichit notre compréhension et se confronte aux thématiques abordées. Par ailleurs, nous pensons à la création d’un espace dédié à l’UPEMM, qui ne serait pas simplement un lieu de résidence, mais un espace d’action et d’interaction directe avec le public, sans intermédiaires. Un lieu ouvert, favorisant le débat, l’information et la participation active aux projets. C’est un projet ambitieux, pour l’heure prospectif et dont nous débattrons, mais qui pourrait également servir de catalyseur pour l’harmonisation des projets grâce à cette unification des espaces dans un lieu spécifique. Observez-vous une montée en puissance d’initiatives citoyennes portant une vision plus humaniste de la société ?Nous avons des souhaits, voire des ambitions pour l’avenir, mais il est crucial de les confronter aux réalités observables. À cet égard, je perçois des signaux significatifs qu’il ne faut ni surestimer ni minimiser. En la matière j’aime à citer la métaphore utilisée par le regretté Jean-Louis Le Moigne, un éminent penseur de la systémique et grand ami d’Edgar Morin qui parlait de « la stratégie de la taupe » : l’idée que la taupe creuse inlassablement des galeries et, plus nombreuses sont ces taupes et leurs galeries, et plus le sol peut s’effondrer subitement sans signes avant-coureurs. Beaucoup de « taupes » creusent sous la surface de notre société. Des forces et des mouvements travaillent dans l’ombre, peu connus et médiatisés, mais qui convergent dans leurs critiques des impasses actuelles et dans leurs propositions pour en sortir. Cette métaphore pourrait bien décrire notre situation : un changement en cours, opérant à bas bruit, en marge des institutions et des médias traditionnels, qui sont soit dépassés, soit réticents à reconnaître l’importance de ces changements. La question demeure : sera-ce suffisant pour provoquer un changement significatif ? C’est là toute la difficulté. Nous faisons face à de puissantes forces conservatrices qui s’accrochent au statu quo. Pourtant, comme l’enseigne Prigogine, un système peut bifurquer lorsqu’il est loin de son équilibre. Si le système est stable, il ne change pas de trajectoire, mais s’il est déséquilibré, alors une bifurcation est possible. Il me semble que nous sommes à un moment historique où le système actuel ne fonctionne plus normalement. S’écartant de son équilibre habituel, il rend possible une bifurcation. Edgar Morin nous rappelle qu’il faut toujours s’attendre ou espérer l’inattendu. L’exemple de la bataille de Stalingrad entre juillet 1942 et février 1943 illustre bien ce point : c’était une défaite tout à fait inattendue des forces nazies, un complet renversement de situation imprévu. Peut-être aurons-nous ce type de surprise dans le contexte actuel. Cependant, nous ne pouvons pas ignorer que la marche implacable de la technologie, de l’économie et de la finance, où la cupidité est érigée en valeur suprême, peut nous conduire irrémédiablement à notre perte. Nous avons donc une responsabilité morale, envers nous-mêmes, les générations futures et même l’ensemble du vivant, d’agir, même sans aucune certitude de succès. Comme le disait Gramsci, il faut combiner le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de la volonté. Il est impératif d’agir. Nous ne savons pas si nos efforts seront suffisants, mais nous devons les entreprendre. Nous n’avons pas le choix. L’incertitude et l’inquiétude pèsent lourdement sur nous, mais je crois que la meilleure façon de les affronter est encore d’agir selon nos valeurs fondamentales, des valeurs d’un humanisme élargi, en plaçant l’être humain et le vivant dans leurs facettes, au centre de nos préoccupations. Morin, tout en étant un penseur scientifique, reconnaît l’importance de ce qui n’est pas de la science, comme l’art et la croyance et, comme je l’ai déjà dit, nous invite à approcher le mystère du monde. Je n’ai pas évoqué la transcendance, qui n’est pas nécessairement ma perspective, mais je vois des points de convergence, par exemple dans la critique que le pape François fait de notre économie matérialiste et déshumanisée. Je me retrouve dans cette critique, sans avoir besoin de faire appel à une entité divine, bien que cela ne me dérange pas. Un mot de la fin ?Il me semble essentiel de souligner l’importance de la continuité de la pensée d’Edgar Morin au-delà de sa propre existence. Bien que la mort d’Edgar, qui a maintenant 102 ans, puisse être envisagée comme une éventualité naturelle, je ne peux m’empêcher de ressentir une profonde inquiétude à cette idée. Ce serait, à mon sens, une tragédie pour l’humanité si les idées qu’il a si ardemment promues étaient oubliées après sa disparition. Propos recueillis le 27.02.2024 Publications de Pascal Roggero
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